Thomas Weaver, 24 ans.
✤
Cette femme était étonnante, songeait-il en attrapant son passe-partout suspendu à sa ceinture. Il n’était pas dans ses habitudes de laisser ses pensées divaguer en plein travail, mais il était incapable d’empêcher son visage d’envahir ses pensées. A première vue, pourtant, elle n’aurait jamais été son type ; Thomas avait un faible pour les blondes pulpeuses depuis qu’il avait eu le béguin pour Amanda Skouris au lycée. Elle n’avait pas une seule fois posé les yeux sur lui, cependant. Pour sa défense, ils n’évoluaient pas dans les mêmes sphères à l’époque : elle était le leader des pom-pom-girls et lui l’ombre qui rasait les murs. Sans être complètement asocial, il ne sentait guère à l’aise en société. Être le cadet de deux brillants frères ne l’aidait pas à s’assumer, d’autant plus que ses aînés avaient leur avenir déjà tout tracé. L’un souhaitait devenir docteur, le second désirait emprunter le chemin tortueux de la politique. Et Thomas, dans tout ça ? Personne ne lui posa la question. Ses propres parents manquaient d’attentions à son égard, préoccupés qu’ils étaient avec leurs premiers fils. Ils se disaient qu’ils auraient tout le temps de se rattraper avec lui plus tard, qu’il était encore jeune et qu’au fond, lui-même ne semblait pas avoir réellement besoin de leur présence. C’était en partie à cause d’eux qu’il avait fini par s’éloigner de sa famille, mais cela lui avait permis de se forger un nom et finalement, il en était ravi.
L’homme sectionna deux fils, causant l’arrêt soudain de toutes les caméras du bâtiment et du système d’alarme. Le gardien de la bijouterie, à moitié assoupi, ne remarqua pas l’évènement. Il ne se passait jamais rien dans son travail, alors il avait pris l’habitude de terminer ses nuits en secret. Demain, il serait probablement viré pour cette faute professionnelle. Thomas évacua cette pensée, qui ne provoquait à présent en lui qu’un vague sentiment de gêne. Cela faisait tellement longtemps qu’il abusait des personnes qu’il avait cessé de se soucier d’eux. L’image de la femme traversa à nouveau son esprit, puis il l’aperçu brièvement à travers les ombres de la ruelle. Il avait fait sa part du marché, c’était à présent à elle de jouer ses cartes. Chronomètre en main, le saboteur gardait un œil vigilant sur les secondes qui s’égrenaient. Les autorités mettraient approximativement deux minutes pour se rendre compte de la panne, elles téléphoneraient au gardien qui s’éveillerait en sursaut sans comprendre la situation. Selon le temps de réactivité de l’homme, le duo pourrait gagner jusqu’à deux ou trois minutes de plus, mais Thomas préférait toujours voir le verre à moitié vide. Il pencha la tête par la porte entrebâillée, cherchant à repérer la silhouette de sa partenaire. Introuvable. Et pourtant, il avait l’œil aiguisé ! Il renonça à chercher davantage et reprit sa position. Le temps filait entre ses doigts de façon alarmante. Il entendit la sonnerie du téléphone, se préparant à plier bagages sans se retourner. C’était ça dans le métier, il fallait savoir partir sans hésiter, parce que personne ne voulait se faire choper à sa place. Il avait connu des «
coéquipiers » qui étaient partis avec une partie du butin sans attendre leur reste. Bien qu’il ait un faible pour la cambrioleuse, il n’irait pas en prison pour ses beaux yeux.
Bon sang, qu’est-ce qu’elle fout ? Il crispa le poing sur l’appareil. D’un instant à l’autre, le gardien débarquerait dans le corridor pour vérifier le disjoncteur, puis il se rendrait dans la ruelle lorsqu’il se rendrait compte qu’il n’y avait plus du tout de courant pour alimenter les systèmes de sécurité ; Thomas avait bien veillé à ne pas faire sauter les plombs de tout le bâtiment, notamment parce une brusque coupure d’électricité était plus surprenante que des écrans qui s’éteignent. Il avait passé des jours à surveiller l’homme en uniforme, à apprendre ses habitudes, à étudier l’endroit. Il aurait sûrement pu faire ce vol seul, mais cette femme s’était présentée à lui alors qu’il repérait les lieux et elle lui avait tout déballé. Elle savait tout, sur lui, sur ses activités, sur ce qu’il comptait faire. Il n’avait pas eu d’autre choix que de l’accepter temporairement, persuadé au fond qu’elle était un flic sous couverture, mais incapable de le prouver. Il se maudit intérieurement de sa bêtise, de sa faiblesse pour la gente féminine qui le pousserait ce soir à mettre un pied en prison. Elle devait être en train d’alerter le gardien et les patrouilles les plus proches. Il rangea le chronomètre et ramassa son sac. «
Tu allais partir sans moi ? » La voix mélodieuse et suave de la voleuse se fit entendre tout près de son oreille, le faisant sursauter. «
Qu’est-ce que… ?! » «
Allons, Tommy, tu devrais être plus attentif ! » Elle éclata d’un rire sincère, ce qui le rendit encore plus furieux. «
Qu’est-ce qui te prend ?! Si tu n’as pas peur de te faire choper par le gardien, c’est ton problème, mais j’préfèrerais qu’on se tire d’ici ! » «
Ne t’en fais pas pour l’agent Miles, il dort comme un bébé. Le temps que les flics se rendent compte qu’il ne reviendra pas de son ‘petit tour de sécurité’, nous serons loin. » Il fronça les sourcils, dubitatif. Comme un aussi joli brin de fille pourrait mettre k.o un type comme Miles ? Il faisait au moins trois fois son poids, le bougre. «
Cherche pas, tu risquerais de te donner mal au crâne. » rétorqua-t-elle en réajustant sa prise sur le gros sac rempli de trésors. «
On y va ? » «
Ouais, sûr. » A quelques mètres de la bijouterie, un van noir les attendait sagement. Ce n’est qu’une fois au volant et à des kilomètres de là que Thomas relâcha sa respiration et osa poser la question qui lui brûlait les lèvres. «
Tu ne m’as toujours pas dit ton nom. » «
Bien sûr que si ! » «
Nyx, ce n’est pas un prénom. » Il quitta la route des yeux pour la regarder. Ses longs cheveux noirs retenus par une haute queue-de-cheval lui permettaient d’avoir une vue imprenable sur son visage pâle aux traits fins ; c’était indéniablement une belle femme, quoi qu’un peu froide et trop mystérieuse pour être
clean. Elle lui rendit son regard, ses prunelles d’un noir abyssal le sondant jusqu’aux tréfonds de son âme. «
C’est le mien, pourtant. » Elle esquissa un sourire malicieux. Non, ses yeux n’étaient pas noirs, mais bleus, remarqua-t-il. D’un bleu si profond que l’erreur était compréhensible. Cette couleur lui rappelait les ciels étoilés, et il aurait juré que pendant un instant, il y avait vu des lueurs semblables aux astres. «
Comme tu veux. » fit-il en haussant les épaules, feignant l’indifférence alors qu’il bouillonnait d’envie d’en savoir plus. «
Tu m’invites à boire un verre ? » La main de la voleuse effleura son bras nu, venant s’échouer délicatement sur la cuisse de Thomas. Il frissonna. «
Quand tu veux. » Cette nuit devait le marquer à jamais, et changer son existence toute entière.
Marlee, dix ans.
✤
Quelque chose s’était passé, quelque chose d’horrible et de terrifiant. L’enfant en avait conscience, cette fois-ci elle avait dépassé les bornes. Sa grand-mère l’appelait dans toute la maison, relayée par son époux qui faisait porter sa voix sur des mètres à la ronde. Quelques voisins curieux s’étaient penchés aux fenêtres, mais le patriarche les avait rapidement rassurés : «
Vous inquiétez pas, c’est juste la petite, elle doit nous faire une farce ! » Son ton faussement enjoué suffisait généralement à les faire retourner à leurs occupations, mais Marlee n’était pas dupe. Cette fois-ci, elle avait vraiment dépassé les bornes. «
Marlee ! Marlee, chérie, sors de ta cachette et rentre ! » Elle aurait bien aimé leur expliquer qu’elle n’avait pas volontairement fugué, que la raison pour laquelle elle se trouvait actuellement dans la rue n’était pas liée aux évènements étranges qui se produisaient parfois quand elle était dans les parages. Toutefois, pour leur dire cela, elle aurait dû leur mentir et elle était toujours honnête. Elle s’extirpa du buisson fleuri dans lequel elle avait brusquement atterri, son pyjama en flanelle bleu plein de terre. Quelques feuilles s’étaient glissées dans sa chevelure de jais, mais elle n’y prêta pas attention. «
Marlee ? Leona, regarde ! » Son grand-père l’avait remarquée, se tenant là, au beau milieu de la route. Elle ne fit pas un geste pour s’enfuir. Son regard était braqué sur lui, comme si elle attendait désespérément quelque chose. «
Oh mon Dieu, Marlee ! Qu’est-ce que tu fais dehors ? » La vieille femme descendit le perron pour rejoindre l’enfant, ses mains noueuses agrippant ses frêles épaules avec une force étonnante. «
Marlee ! » La petite fille baissa la tête.
Que pourrait-elle inventer cette fois ? Elle était sûre que sa grand-mère l’avait vue. Elle l’avait vue disparaître au beau milieu des ténèbres de la chambre, c’était pour ça qu’elle s’était mise à la chercher partout. Elle avait tout vu. Et pourtant, elle agissait comme si ce n’était pas le cas. «
Chérie, pourquoi tu es sortie ? Oh, regarde-toi, tu es pleine de terre et de feuilles ! Ton père ne sera pas content lorsque je lui dirais que tu t’es encore évanouie dans la nature… » C’est cela.
Précisément. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait. Chaque fois, Marlee se sentait soudainement vidée de ses forces et elle ignorait tout de l’endroit où elle avait atterri. Et ces derniers temps, les phénomènes s’intensifiaient. «
Rentrez. » Sans cesser de se lamenter sur le sort de sa petite-fille, Leona suivit son époux à l’intérieur de la maison. Demain serait un autre jour. Juste avant que la porte ne se referme derrière elle, la graine de dieu tourna la tête. C’était comme si quelqu’un l’appelait dehors. Une voix qu’elle ne connaissait pas et qui lui était néanmoins familière. Une voix qui lui réchauffait le cœur et qui l’effrayait, tout ça en même temps. «
Marlee, vilaine fille… » Ce n’était pas un reproche, plutôt le genre de compliment déguisé que les adultes adressent aux enfants lorsqu’ils sont fiers d’eux, mais qu’ils n’osent pas le dire. Il n’y avait personne dans la rue. Pourtant… elle aurait juré avoir aperçu une paire d’yeux d’un bleu presque noir. Une lourde chape de fatigue s’abattit sur elle, et elle cessa d’entendre la voix. Elle était fatiguée. Si fatiguée.
Marlee, treize ans.
✤
La serrure cliqueta avant de relâcher sa garde, lui permettant d’ouvrir le cadenas et d’accéder au petit coffret. Juste en face d’elle, Thomas lui adressa un large sourire ravi. «
C’est ça ! Tu es douée, tu sais ? Je n’ai presque plus rien à t’apprendre. » «
Presque ? » Elle n’avait jamais passé plus de quelques jours en compagnie de son père, et rarement en-dehors de la maison de ses grands-parents. Il avait débarqué un beau jour chez eux, un bébé sous le bras, leur avouant qu’il ne savait pas d’où ce mioche venait et ce qu’il devait en faire. Sa mère s’était proposé de l’aider, mais il lui avait simplement laissé le poupon sans dire un mot. Que devait-il dire, de toute façon ? Qu’il l’avait trouvée sur le pas de sa porte, un beau matin ? Qu’il ne savait pas qui était sa mère ? Non, c’était faux. Il savait bel et bien qui était sa mère. En grandissant, Marlee avait emprunté les traits d’une femme qu’il n’avait que brièvement connue et qu’il avait aimé une nuit. Une seule nuit. Et voilà qu’elle lui laissait un enfant sur les bras ! Neuf mois plus tard, comme si de rien n’était, il se retrouvait père. Thomas avait longtemps cru que c’était un fardeau. Il n’avait revu son opinion que trois ans auparavant, après une énième histoire abracadabrante de sa mère. Comme quoi sa fille avait disparu sous ses yeux et qu’elle l’avait retrouvée dehors. La seule personne à savoir se faufiler aussi bien était Nyx – qui n’avait d’ailleurs jamais voulu lui avouer son véritable prénom. Alors, lentement, une idée avait germé dans l’esprit de l’homme. S’il parvenait à lui inculquer tout ce qu’il savait, Marlee ferait une formidable alliée dans ses cambriolages. Le père et la fille.
Ils avaient déjà travaillé sur quelques cas mineurs, des maisons laissées sans surveillance notamment, mais ils atteignaient à présent un tout nouveau niveau. Il l’avait faite travailler pendant des mois pour qu’elle soit prête. Ce qu’il avait appris auprès de professionnels – et aussi d’un magicien qui savait se défaire de n’importe quelles entraves, un vieil ami qui parlait bien mieux une fois saoul – il le lui avait transmis. Elle était instinctivement douée, bien plus que lui à son âge. Elle savait aussi se faire oublier avec facilité, laissant les ombres l’avaler sans qu’on ne la remarque. C’était toujours utile, comme talent, lorsqu’il s’agissait de repérer les lieux incognito. Oui, Marlee était douée. Et elle était heureuse d’être utile à son père, parce qu’elle avait l’impression que cela les rapprochait plus que le sang ne l’avait fait. Grâce à ce qu’elle savait faire, il était fier d’elle. Il le lui répétait souvent d’ailleurs, notamment lorsqu’elle réussissait ce qu’il lui demandait. Mais elle était jeune, elle ignorait la réelle nature des personnes. «
Oui, presque. Demain, j’ai prévu quelque chose d’énorme. Tout reposera sur toi, ma chérie. » Il lui expliqua ensuite les tenants et les aboutissants de leur prochain vol, qui aurait cette fois lieu dans une banque ; il voyait gros, mais, disait-il, il savait qu’il pouvait compter sur elle pour pénétrer dans le bâtiment. «
Tu n’auras qu’à faire ce truc que tu fais des fois ! » Le vol d’ombres, il ignorait tout de ce pouvoir, il pensait que ce n’était qu’une habilité qu’elle possédait. Savoir se faire toute petite, passer à travers les mailles du filet. Mais c’était bien plus que ça. «
Je… Je sais pas si j’en serais capable… » Elle craignait de tomber d’épuisement à l’aller, sans même penser au retour. Le regard de son père se chargea de nuages noirs et elle sut qu’il n’était pas content. «
Nous en avons déjà parlé, Marlee. Tu peux le faire. Maintenant, va te coucher. On se lève tôt demain. » Son ton, sec et cassant, mit brutalement fin à la discussion. Elle aurait aimé qu’il reste auprès d’elle, qu’il lui caresse les cheveux pour l’aider à s’endormir comme il faisait parfois. Mais elle l’avait agacé et elle en payait le prix.
Le pas léger de l’homme disparu dans le couloir, laissant le silence pour seul compagnon de la fillette. Au lieu d’aller se nicher dans son petit lit, comme le lui avait ordonné Thomas, elle s’approcha de la fenêtre pour observer son coin de rue. Elle aimait la nuit, ces instants éphémères porteurs de promesses d’une nouvelle journée. Elle se sentait plus vivante lorsque la Lune était haute dans le ciel. Elle n’avait aucune envie de fermer l’œil. A dire vrai, l’adrénaline courait déjà dans ses veines. Et il y avait autre chose… Marlee avait le sentiment d’être espionnée. Son père lui rappelait souvent que le petit «
travail » n’était pas sans risque et que si elle voyait des hommes en uniforme s’approcher d’elle, elle devrait se mettre à courir sans se retourner. Il lui répétait combien il était important de ne se fier à personne, qu’ils ne pouvaient compter que l’un sur l’autre. Il avait cessé de l’envoyer à l’école trois ans plus tôt, prétextant vouloir lui payer un professeur particulier ; c’était faux, évidemment. Il se chargeait lui-même de lui apprendre ce qu’il savait, tant sur le plan professionnel que culturel. Ce n’était pas aussi complet qu’un cursus, mais Marlee aimait ces moments où il ne lui parlait pas de vols ou de plans à suivre. Ils ressemblaient presque à une famille normale… De nouveau, le sentiment d’être épiée lui chatouilla la nuque. Grand-mère appelait ça un sixième sens. Elle colla son visage contre le verre froid, ses prunelles sombres étudiant chaque ombre. Et si quelqu’un se cachait là-bas, pourrait-elle le voir ? Depuis qu’elle était enfant, Marlee était capable de distinguer plus de choses dans l’obscurité que le commun des mortels. Elle avait toujours trouvé cela logique, sans en parler à quiconque. Mais au fil des années, elle avait été obligée de voir la vérité en face : ce n’était qu’une autre de ses bizarreries, un autre prétexte pour que les autres enfants se moquent d’elle et qu’elle se sente exclue. Le souffle de la fillette forma un large nuage de buée sur le verre. Elle se servit de sa manche pour l’essuyer et ce n’est qu’à ce moment qu’elle remarqua la silhouette ailée juste en face d’elle. Grimaçante, hideuse, effrayante et apparemment bien décidée à lui tomber dessus. Avant même que le hurlement ne jaillisse hors de ses poumons, Marlee fit la seule chose qu’elle savait instinctivement faire. Elle utilisa le vol d’ombres pour se rendre à des mètres de là, dans la rue, là où elle pourrait fuir. Elle aurait aimé se rendre plus loin, mais ses capacités étaient amoindries par la peur et son manque d’expérience. La silhouette de la petite fille se matérialisa juste à côté d’un satyre et d’un garçon. Elle ne les remarqua pas, occupée qu’elle était à retenir le cri qui menaçait de la faire repérer. Le monstre la repéra tout de même, après avoir humé l’air autour de lui.
La créature ressemblait à une horrible vieille femme, armée d’un fouet et ricanant. Ses doigts crochus enroulés autour de l’arme, elle pivota sur elle-même et fonça à toute vitesse sur elle. Marlee aurait pu rester là, à la regarder faire son piqué sans réagir, mais elle n’était pas seule. Le satyre la bouscula, laissant place au jeune adolescent l’accompagnant, qui dégaina une sorte de glaive couleur bronze et, dans un ample geste, terrassa le monstre. La harpie explosa dans un nuage de poussière d’or, laissant les trois étrangers s’observer avec des yeux ronds. «
Hey… Je m’appelle Marion… » Il avait une voix douce, apaisante, il inspirait confiance. Quelque chose en lui perturbait Marlee, mais elle n’arrivait pas à savoir quoi. Il claudiqua jusqu’à elle, sa démarche laissant penser qu’il avait du mal mettre ses baskets en toile. «
Marion… C’est un nom de fille… » répliqua-t-elle en le regardant approcher, suspicieuse. Derrière lui, le garçon avait rangé son arme et semblait l’observer avec beaucoup d’attention. Elle remit ses mèches folles derrière ses oreilles dans un geste nerveux. «
Je sais, on me le dit souvent. » Le rire de Marion la fit sourire malgré elle. «
Désolée. » «
C’est rien. Écoute, on est pas en sécurité ici, il faut qu’on s’en aille. » Elle devina qu’il craignait que d’autres créatures comme la vieille femme ailée ne surgisse et elle acquiesça automatiquement, puis se reprit. «
Mais mon père est là-haut ! Il a besoin de moi. » «
Ce ne serait pas sûr pour toi d’y retourner… Maintenant que les monstres ont senti ton odeur, tu ne seras plus en sécurité nulle part. Sauf si tu viens avec nous. Mais tu dois vite te décider, je ne sais pas si nous pourrons tenir un nouvel assaut. » Marlee n’y comprenait pas grand-chose, et cela la rendait encore plus anxieuse. Habituellement, elle parvenait aisément à deviner ce que les autres attendaient d’elle. Elle passait tellement de temps à les observer qu’il était aisé de lire en eux. Mais avec Marion et l’autre garçon, c’était comme si elle était aveugle. Et ça l’intriguait. Elle pinça les lèvres. «
Mon père sera en sécurité si je pars avec vous ? » «
Oui, plus que si tu restais avec lui. » «
Alors je viens. » Naïve enfant, qui ignorait à l’époque tout des agissements de son père. Elle pensait qu’il l’aimait, pas parce qu’elle était utile, parce qu’elle était sa fille. Elle pensait qu’en le quittant, elle le protégerait des horribles choses comme la vieille décharnée. Elle fixa un moment le léger tas de poussière d’or. Était-ce bien sage de suivre ces inconnus ?
Après trois années de silence total, la voix féminine se fit à nouveau entendre. Toujours aussi suave, mystérieuse et énigmatique. «
Vas-y, Marlee. Tu n’as plus rien à faire ici. Tu comprendras tout une fois arrivée là-bas. Si tu y arrives… » Les mains enfoncées dans les poches de son large sweet-shirt, la gamine jeta un dernier coup d’œil à l’immeuble où vivait son père. «
Je vous suis. »
Marlee, vingt ans.
✤
Les années étaient passées plus vite que Marlee ne l’imaginait. Elle fêtait aujourd’hui son vingtième anniversaire et, pour l’occasion, avait décidé de se mêler aux autres adolescents de la colonie. Au départ, ils s’étaient montrés méfiants envers elle, probablement parce qu’ils sentaient qu’elle était liée à la déesse de la Nuit. Elle avait appris à faire avec, à ne plus se soucier des regards curieux ou des messes basses sur son passage. Marlee était devenue plus forte, plus indépendante aussi. Être la fille d’un célèbre cambrioleur ne l’aidait pas à se faire accepter, mais cela aussi avait fini par ne plus l’atteindre. Elle ressemblait à son père sur bien des points, sauf qu’elle avait décidé qu’elle ne commettrait pas les mêmes erreurs. Elle voulait faire le bien, elle voulait être utile aux personnes, elle voulait être quelqu’un de bien. Sa mère ne lui avait pratiquement pas reparlé depuis sept ans. Elle lui avait tout de même laissé un cadeau pour son dix-huitième anniversaire, un long poignard en fer stygien. La lame noire fascinait Marlee autant qu’elle lui glaçait le sang. Sans doute était-ce là le propre des ténèbres. Fascinantes et inquiétantes. Une partie d’elle l’était aussi, elle le savait. Elle possédait sa part de noirceur, comme tout à chacun. Elle avait simplement fait la paix avec la sienne, l’acceptant comme une vieille amie que l’on retrouve après des années de séparation. Il lui avait fallu du temps, mais c’était la meilleure chose à faire.
Peu de personnes à la colonie lui accordaient toute leur confiance, sûrement à cause de sa réputation – pourtant, elle faisait tout pour montrer qu’elle ne la méritait pas. Marlee parlait peu, elle s’isolait régulièrement et passait plus de temps à s’entraîner qu’à papoter. Quelques filles du bungalow d’Aphrodite avaient tenté de la faire s’intéresser à autre chose, mais elles capitulèrent rapidement. Elle avait même coupé les ponts avec son père : après la première année, elle avait tenté de le rejoindre pour lui expliquer les raisons de son départ, sauf que Chiron avait refusé. Marion s’était proposé pour lui rendre visite. A son retour, il lui annonça que l’appartement était vide et que Thomas devait avoir plié bagages des mois auparavant. Il était parti, sans poster un seul avis de recherche sur sa fille. Avait-il songé qu’elle avait juste disparu, comme sa mère des années plus tôt ? La leçon fut particulièrement dure pour Marlee, qui n’avait finalement plus personne vers qui se tourner. Il y aurait bien eu ses grands-parents, mais ils ne l’avaient jamais réellement comprise. Eté après été, elle obtint de nouvelles perles à ajouter à son collier. Elle n’était pas la plus vieille pensionnaire, néanmoins son ancienneté n’était plus à remettre en cause. On aurait pu penser qu’elle se serait fait une multitude d’amis puisqu’elle était obligée de vivre toute l’année parmi eux, mais ç’aurait été mal la connaître.
Seuls quelques rares élus parvinrent à gagner la confiance et l’amitié de Marlee, et réciproquement. Elle s’était toujours montrée très attentive à leur égard, mettant en avant leurs besoins plutôt que les siens. Ses amis représentent, pour la plupart, une famille d’adoption. Elle se sentait plus proche d’eux que de ses véritables frères et sœurs – sauf quelques exceptions. Et même si elle n’était pas liée avec tous les résidents, elle les connaissait tous. A sa façon. A force d’épier toutes les conversations, d’observer les personnes agir, de vivre auprès d’elle, elle avait fini par savoir qu’au besoin, elle pourrait compter sur chacun d’entre eux. Qu’importaient leurs différences, puisqu’ils étaient tous enfants de Dieux ? Qu’importaient leurs querelles, puisqu’ils partageaient tous le même foyer ? Elle était fière de se battre auprès d’eux, fière de faire partie de la colonie. Mais les choses étaient amenées à changer. La voix de sa mère avait résonné une nouvelle fois dans un de ses songes. Elle lui demanda d’être brave, de faire ce qui lui semblait juste, d’être prête à tout pour protéger ceux qu’elle aimait. Il n’était pas dans les habitudes de Nyx d’être aussi chaleureuse, aussi ce rêve marqua-t-il Marlee plus que n’importe quel autre. Quelque chose se préparait dans l’ombre et elle ferait bien de se préparer, de faire tout ce qui était en son pouvoir pour découvrir cette chose. Car au fond, les ténèbres étaient sa spécialité.